L'épistémologie du "temps-réel"
ou comment penser l'Histoire quand elle s'écrit sous nos yeux ? (Vous avez 4h)
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Une question naturelle
Il y a dans les yeux des enfants cette capacité déconcertante à poser les questions qui ébranlent nos certitudes les plus ancrées. L'autre soir, ma fille, penchée sur son manuel d'histoire, m'interroge avec cette candeur qui désarme : "Papa, lui, il était gentil ou méchant ?" Dans sa question résonne l'écho de notre rapport si complexe à l'Histoire, cette grande narratrice aux mille visages.
Que lui répondre ? Que l'Histoire n'est pas un conte de fées, que ses personnages ne sont ni princes charmants ni dragons maléfiques ? Que tout ce que nous croyons savoir n'est qu'un kaléidoscope de vérités fragmentées, assemblées par les mains victorieuses de ceux qui ont eu
le privilège d'écrire leur version des faits ?
L'Histoire, voyez-vous, est un puzzle dont les pièces manquantes sont parfois plus éloquentes que celles que nous possédons. Elle est cette tapisserie complexe où chaque fil raconte une histoire différente selon l'angle sous lequel on l'observe. Pendant des siècles, nous l'avons traitée comme une narration plutôt qu'une science, la parant des atours de nos préjugés et de nos certitudes.
De l'histoire traditionnelle à l'Histoire en “temps-réel”
Mais aujourd'hui, c'est une autre histoire qui s'écrit sous nos yeux, en temps réel, sur nos écrans. Une histoire immédiate, frénétique, qui ne prend plus le temps de la réflexion. Les réseaux sociaux sont devenus nos nouvelles archives nationales, où chaque tweet, chaque post, chaque story prétend graver dans le marbre numérique sa version de la vérité.
Face à ce déferlement d'informations, il nous faut des outils. Des outils que la tradition intellectuelle nous a légués, mais que nous devons réinventer pour notre époque. C'est ici qu'entre en scène l'épistémologie.
Mais qu'est-ce donc que l'épistémologie, cette discipline au nom si intimidant ?
Imaginez-la comme une boîte à outils sophistiquée, créée par des générations de penseurs pour répondre à une question apparemment simple :
"Comment savons-nous ce que nous savons ?"
Dans les laboratoires de sciences dures, l'épistémologie pose les fondements de la méthode expérimentale. Elle nous apprend que la reproductibilité d'une expérience vaut plus que mille théories élégantes. En sociologie, elle nous met en garde contre nos préjugés culturels, ces lunettes invisibles à travers lesquelles nous observons le monde. En psychologie, elle nous rappelle que notre cerveau est un fabuleux conteur d'histoires, prompt à établir des liens de causalité là où il n'y a parfois que coïncidences.
Mais c'est peut-être en histoire que l'épistémologie a livré ses plus belles batailles. Pendant des siècles, l'histoire s'est contentée d'être une chronique des puissants, une succession de dates et de batailles. Puis sont venus les épistémologues, ces trouble-fêtes méthodiques. Ils ont posé les questions qui dérangent : Comment authentifier un document ? Que nous disent les silences des archives ? Quels sont les biais de nos sources ?
Prenez l'école des Annales, ce mouvement d'historiens français qui a révolutionné notre façon de faire l'histoire. Ils nous ont appris à regarder au-delà des grands événements, à nous intéresser aux gens ordinaires, à la vie quotidienne, aux mentalités. Ils ont montré qu'un registre de prix du blé pouvait être aussi révélateur qu'un traité diplomatique.
L'épistémologie nous a dotés d'outils précieux :
La critique des sources : qui parle ? Dans quel contexte ? Avec quels intérêts ?
La confrontation des témoignages : une version unique est une version suspecte
L'analyse des conditions de production du savoir : qui finance ? Qui publie ? Qui censure ?
La conscience des biais : culturels, idéologiques, méthodologiques
La prudence interprétative : distinguer les faits de leur interprétation
Ces outils, façonnés dans le calme des bibliothèques pour étudier des événements vieux de plusieurs siècles, se révèlent aujourd'hui plus nécessaires que jamais.
Le défi démocratique de l'information
Nous voici face à un paradoxe vertigineux : jamais nous n'avons eu autant accès à l'information, et jamais il n'a été aussi difficile de discerner le vrai du faux. Les "nouveaux historiens" - influenceurs, créateurs de contenu, entrepreneurs du clic - façonnent nos perceptions avec la précision d'un algorithme et la force de frappe d'un empire médiatique.
C'est ici que l'épistémologie, cette science de la connaissance trop souvent confinée aux amphithéâtres poussiéreux, doit faire sa révolution. Elle doit descendre dans l'arène du présent, s'inviter dans nos smartphones, infiltrer nos fils d'actualité. Car l'enjeu n'est plus seulement de comprendre comment s'est écrite l'Histoire, mais comment s'écrit notre présent.
Il nous faut une épistémologie du temps réel, une méthodologie critique adaptée à l'ère du tout-numérique. Une discipline qui ne serait plus l'apanage des seuls historiens ou journalistes, mais un outil citoyen, une boussole dans le brouillard informationnel.
Car c'est bien de citoyenneté dont il est question. Dans un monde où les opinions se forgent au rythme des trending topics, où les convictions s'achètent à coup de sponsored content, la capacité à décrypter, analyser et contextualiser l'information devient aussi cruciale que le droit de vote.
Les nouveaux scribes : entre curation et responsabilité
Cette réflexion épistémologique devient cruciale dans notre rôle quotidien de curateurs de contenu. Car c'est bien ce que nous sommes devenus, chacun d'entre nous : des bibliothécaires du digital, triant, sélectionnant, partageant ce qui nous semble pertinent. Chaque partage est un acte de validation, chaque retweet une forme d'authentification. Nous sommes devenus, parfois sans en avoir conscience, les gardiens de cette nouvelle forme d'Histoire qui s'écrit en temps réel.
La curation de contenu n'est pas qu'une pratique de communication digitale, c'est un acte épistémologique en soi. Quand nous choisissons de partager une information plutôt qu'une autre, nous participons à la construction de la vérité collective. Nous devenons des maillons dans la chaîne de validation de l'information. Cette responsabilité, souvent ignorée, est pourtant fondamentale : nous sommes les nouveaux scribes de notre temps, les filtres humains dans l'océan numérique.
Mais alors, comment préserver pour l'historien de 2124 la vérité de 2024 ? Comment lui permettre de démêler le vrai du faux dans l'océan numérique de notre époque ?
L'historien du futur sera un archéologue du digital. Ses outils ne seront plus seulement la loupe et le carbone 14, mais des algorithmes de détection de manipulation d'images, des systèmes de traçabilité blockchain, des analyses sémantiques de réseaux sociaux disparus. Il devra comprendre non seulement le contexte historique, mais aussi le contexte technologique : pourquoi telle plateforme favorisait tel type de contenu, comment les algorithmes de recommandation façonnaient l'opinion publique, quels intérêts financiers dirigeaient les flux d'information.
Nous pouvons, dès aujourd'hui, lui faciliter la tâche :
En documentant le contexte de nos partages et publications
En préservant les métadonnées qui authentifient l'origine d'une information
En archivant non seulement le contenu, mais aussi les conversations qu'il génère
En signalant systématiquement les contenus manipulés ou restaurés
En maintenant des registres des corrections et modifications
En conservant la trace des débats et controverses qui entourent chaque événement majeur
Car l'Histoire n'est plus seulement écrite par les vainqueurs - elle est écrite par tous, en temps réel, dans un enchevêtrement de versions contradictoires. Notre responsabilité est de laisser des balises, des points de repère, des fils d'Ariane qui permettront aux générations futures de retrouver leur chemin dans le labyrinthe informationnel de notre époque.
Vers une nouvelle épistémologie citoyenne ?
Les historiens de demain auront besoin d'une nouvelle épistémologie, enrichie par l'intelligence artificielle mais ancrée dans l'esprit critique humain. Ils devront être à la fois data scientists et philosophes, analystes de code et psychologues sociaux. Ils devront comprendre non seulement ce qui s'est passé, mais comment l'information a circulé, été transformée, manipulée, validée ou contestée.
L'épistémologie n'est plus un luxe académique, c'est une nécessité démocratique. Une arme de construction massive contre la simplification et la manipulation. Un rempart contre ceux qui voudraient réduire la complexité du monde à un simple choix entre le bien et le mal.
Car l'Histoire, comme la vérité, mérite mieux que nos certitudes. Elle mérite notre doute, notre curiosité, notre vigilance. Elle mérite que nous apprenions, collectivement, à lire entre ses lignes, qu'elles soient écrites sur le parchemin ou dans le flux incessant de nos écrans.